Cela faisait maintenant trois mois que l’auberge fonctionnait à plein tous les soirs. Ursule avait embauché deux cuisinières et un commis pour assurer la confection des plats auxquels elle accordait une attention particulière: les plaisirs de la bouche devant être honorés au propre comme au figuré. Ce soir-là, il restait quelques clients à table: Ferdinand Milos expliquait à sa conquête de la soirée le dernier contrat signé pour son journal « L’insoumis »; Amélie et son mari qu’elle avait réussi à sortir de son bureau. Elle était devenue une habituée de l’auberge et des confidences d’Ursule: elles confrontaient souvent, entre autres sujets, leurs avis divergents sur la façon d’appréhender les hommes, sous le regard amusé du Père O. Il se réjouissait de voir son amie ainsi épanouie et Ursule avait plusieurs fois remarqué quelques regards furtifs qui en disaient longs: elle regrettait pour lui qu’il ait à porter le si lourd fardeau de son engagement.
La soirée étant fraiche, et le commis occupé en cuisine, Ursule décida d’aller chercher du bois dans la remise du jardin, elle en profiterait pour souffler quelques minutes dehors. La nuit était claire et silencieuse, la jeune femme s’assit sur le banc de pierre qui s’adossait au mur de l’auberge. Elle entendit un craquement léger du côté de la remise et s’y dirigea pour voir quel genre de vermine son commis devrait piéger. Alors qu’elle s’approchait des piles de bois, elle ressentit une présence derrière elle, trop tard pour réagir: l’homme lui passa subtilement une cordelette autour du cou et la retenait ainsi menaçant de lui couper le souffle si elle criait. Elle essaya en vain de glisser ses doigts sous la corde, mais elle comprit que plus elle bougerait, plus il serrerait. Elle laissa alors tomber ses bras le long de son corps, attendant qu’il dise ce qu’il voulait. L’homme, de bonne taille, était collé à son dos, respirant délicatement dans le creux de sa nuque: un subtil mélange de brutalité et de sensualité. Ursule n’avait plus peur, elle comprit qu’Il ne la tuerait pas; elle s’abandonna à ses émotions, un flot de questions l’envahissant.
- Qui êtes-vous? réussit-elle à articuler.
Il lâcha la cordelette, glissa une main sur le cœur de sa victime, lui couvrant la bouche de l’autre: elle écouta alors sa voix grave et apaisante:
- Je ne suis ni un ange ni un étranger, regarde en toi et tu comprendras.
Elle sentit un frisson parcourir son dos, ses pommettes rosirent de plaisir devant cette énigme. L’Inconnu s’éclipsa alors sans qu’elle essaye de le suivre ou de le discerner dans le noir.
Elle ramassa le lacet noir sur le sol et après l’avoir longuement contemplé, elle se l’attacha autour du cou. Etrangement, elle se languissait déjà de Lui.
Elle retourna dans l’auberge, troublée et absente, demandant aux domestiques de terminer le service sans elle. Amélie remarqua l’attitude étrange de son amie, mais ne lui accorda pas plus d’attention que cela: la fatigue sans doute.
Ursule se réfugia dans sa chambre, s’allongea sur son lit et, tout en caressant le lacet autour de son cou, se répéta inlassablement la phrase qu’Il lui avait murmurée: « Ni un ange, ni un étranger…Ni un ange, ni un étranger… ». Pourtant, il lui semblait avoir rencontré les deux.
Une demi-heure s’écoula quand elle entendit des fracas de verres dans la salle du restaurant, elle descendit prestement voir ce qui s’y passait et découvrit le bourgmestre, ivre mort, réclamant avec une médiocrité affligeante les faveurs d’Inès qui le repoussait tant bien que mal. Ursule s’approcha et insulta copieusement l’ivrogne, le sommant de quitter l’établissement. Le restaurant était vide, et deux femmes seules viendraient difficilement à bout d’un tel enragé. Heureusement Ferdinand Milos, qui venait récupérer l’ombrelle oubliée de sa naïve dulcinée, entra et comprenant vite la situation, empoigna l ‘homme et le fit sortir, non sans écoper d’un flot de jurons avinés.
- Merci mille fois, Monsieur Milos, vous nous avez sorties d’un fort mauvais pas, dit Inès, ne cachant ni son émotion, ni son admiration pour ce sauveteur providentiel.
Flatté, Ferdinand sourit, remettant son habit d’aplomb. Il avait fière allure, charmant et charmeur, malgré les circonstances et l’heure avancée. Il posa sa main sur le dos d’Inès et lui promit d’intervenir à nouveau si l’outrecuidant se représentait. Elle rougit, n’osant plus le regarder dans les yeux…
Il ramassa la fameuse ombrelle et ouvrit la porte après avoir salué Ursule et Inès. Sans se méfier, il s’avança sur le chemin gravillonné. Il n’avait pas fait trois pas qu’il reçut un coup violent sur la tête et tomba à genoux. Inès se précipita, horrifiée et vit le bourgmestre debout à ses côtés, les yeux exorbités, une barre à la main , prêt à frapper de nouveau.
- Non!!! Cria-t-elle.
- Tu vas m’obéir alors, garce! Je sais beaucoup de choses sur ta patronne, sur l’aubergiste qu’elle a tué! Si je n’obtiens pas vos grâces, j’irai trouver la police dès demain! vociféra-t-il.
A ses mots, Ursule saisit un long couteau effilé sur une des tables: elle savait ce qui lui restait à faire. Elle sortit de la salle par l’arrière cour, fit le tour de l‘auberge et aussi subtile qu’une ombre, elle se glissa derrière l’homme et lui planta la lame dans le cou. Il s’effondra dans l’herbe, essayant en vain de retenir le flot de sang qui éclaboussait le costume de Ferdinand ébahi et sonné.
- Inès, tu ne diras rien, n’est-ce-pas? demanda sèchement Ursule, en essuyant la lame dans son mouchoir brodé.
- Je ne dirai rien Madame.
- Bien, alors occupe-toi de Monsieur Milos, prépare-lui un bain dans une chambre, qu’il se remette de ses émotions, je me charge de l’autre…
Elle traîna le cadavre vers la ferme voisine et après l’avoir copieusement lesté de pierres, le jeta sans bruit dans la fosse à purin. Sans le moindre remord.
De retour à l’auberge, elle ôta sa robe tachée et enfila une chemise blanche vaporeuse.
Elle croisa Inès:
- Monsieur Milos est-il visible?
- Il est encore dans le bain, je pense.
- Bien, alors, à demain, Inès, va te coucher.
Ursule saisit un chandelier dans le couloir et gagna silencieusement la porte de la chambre où se trouvait Ferdinand. Elle toqua à la porte.
- Monsieur Milos, êtes-vous visible?
- Tout dépend de votre tolérance…oui, entrez.
Ursule entra et posa se chandelle sur la petite table. Devant la cheminée, dans une baignoire de bois tapissée d’un grand drap blanc, Ferdinand se prélassait. Elle approcha la table et s’installa dessus pour scruter son invité en silence. Devinant ses pensées, il ne disait mot. Elle passa sa main à la surface de l’eau troublée par l’onguent qu’Inès avait pris soin d’ajouter. Elle y trempa un mouchoir et le passa sur sa tempe balafrée. Il cligna de l’œil.
- J’imagine que vu le coup que vous avez reçu, vous n’avez rien vu…
- Vous pensez bien au contraire que je n’ai rien râté…
- Que ferez-vous donc? S’enquit-elle inquiète.
- Rien, rien qui puisse vous porter préjudice. Vous m’avez quasiment sauvé la vie… mais…
- Bien. Mais..?
- J’ai un projet avec quelques autres, et je crois avoir trouvé en vous une parfaite associée. Nous en reparlerons si vous le voulez bien.
- Ai-je vraiment le choix?
- Il semblerait que non…
Elle décida de se retirer.
- Où puis-je trouver votre charmante employée?
Ursule sourit:
- Je vous l’envoie..
- Je ne voudrai pas la déranger.
- Je pense qu’elle sera ravie de discuter avec vous.
Elle sortit. Il se leva, les gouttes d’eau brillant sur son corps qui apparaissait étonnamment hâlé à la faveur du rougeoiment des flammes dans l’âtre de la cheminée. Il s’essuya, enfila sa chemise et son pantalon qu’Inès avait rapidement débarbouillés du sang et fait sécher, Il ne voulait pas être tenté de profiter de la situation. Son cœur s’emballa quelques instants quand elle frappa à la porte.
Trax Oberdorn